Le souvenir 2.0

Dimanche 4 février 2018 sur Judaïques FM 94.8 FM

J’aimerais vous parler du souvenir des morts. Non pas celui que l’on commémore pieusement à une date anniversaire en se rendant au cimetière ou en disant la prière du Kaddish à la synagogue. Non j’aimerais vous parler du souvenir des morts 2.0, le souvenir à l’ère de nos nouvelles technologies. Une artiste plasticienne, Sophie Calle, expose en ce moment au Musée de la chasse et de la nature à Paris, une exposition sur le thème du deuil et de l’absence. Elle y révèle dans ses œuvres la difficulté, ou plutôt l’impossibilité, d’effacer du répertoire de son téléphone le nom et le numéro associé de son père « Bob » décédé. Son œuvre représente une pierre tombale avec en médaillon la photo se son père et en dessous ce message en deux mots et trois lettres « c ki ». Message d’outre-tombe reçu au hasard de la réattribution d’un numéro désactivé. Et plus bas en guise d’épitaphe et d’explications ces mots : « Supprimer le contact. Pas facile. Quand mon père est mort je n’ai pas effacé son numéro de mon téléphone. Hier, par mégarde, je l’ai composé avant de raccrocher aussitôt. Peu après, son portrait et son nom se sont affichés sur l’écran. Bob m’envoyait un message ».

C’est un article de L’Obs qui nous propose des paroles de personnes qui ne parviennent pas a effacer le numéro d’un être cher disparu. Ainsi Laetitia, 40 ans, qui a perdu son père et qui déclare : "Il y a un symbole qui échappe à ma raison. Le laisser dans un coin de la mémoire de mon iPhone, voir apparaître parfois son nom dans la liste de mes contacts, c’est une façon de le laisser exister un peu, une petite trace mémorielle me donnant l’illusion que je peux toujours le joindre." Et l’on se dit qu’elle a bien raison. A quoi bon effacer un nom même si ce numéro devient parfaitement inutile ? Il y a quelque chose de violent à effacer, davantage encore que de retirer, un nom de son répertoire. Il y a quelques années encore nous avions des répertoires manuscrits et il fallait rayer le nom d’un contact obsolète. Aujourd’hui en l’effaçant il n’y a plus même la trace d’une griffure sur une feuille de papier. Il n’existe plus.

Il m’est arrivé à la fin de l’été dernier, comme beaucoup d’entre-vous j’en suis certain, de perdre l’ensemble de mes données sur mon téléphone. Il me faut aujourd’hui encore recomposer un répertoire qui comptait une dizaine d’années de mémoire. Des SMS évaporés à tout jamais qui n’existeront plus. Le sentiment n’est pas celui de pester contre la technologie ou contre moi-même mais celui de voir une mémoire amputée comme une maladie neurodégénérative chez l’humain.

Oui, effacer un numéro est violent au moins autant que le conserver est irrationnel lorsque la personne est décédée. Dans la Torah il nous est enseigné en parlant d’Amalek, l’ennemi héréditaire du peuple juif, d’effacer son souvenir mais de ne pas l’oublier. Pourquoi ferions-nous de même avec les nouvelles technologies lorsque nous aimions quelqu’un qui n’est plus ? Notre téléphone a cette fonction d’une sépulture virtuelle qui nous permet de garder au plus près ceux que nous aimions.